Tracer une voie saine dans les eaux profondes du narcissisme
Nous vivons dans une société obsédée par les droits. Cette pathologie n'est pas surprenante dans une culture où l'amour de soi prévaut sur l'amour du prochain, ce que le sociologue Christopher Lasch appelle une culture du narcissisme.
Résultat ? On ne se préoccupe guère de nos responsabilités les uns envers les autres et de ce qui est mutuellement bénéfique. Les autres ne sont considérés que comme des spectateurs ou des moyens de satisfaire nos attentes narcissiques.
L'ironie de la chose, c'est qu'une revendication de droits exige des autres qu'ils acceptent la responsabilité de satisfaire cette revendication. Toute revendication de droits doit être mise en contrepoids avec les revendications concurrentes d'une manière qui respecte les principes de justice et qui est compatible avec la vie dans une société pluraliste, libre et démocratique.
Les droits et les responsabilités doivent être en équilibre. Une démocratie saine exige une responsabilité mutuelle, faute de quoi nous devenons les complices du narcissique qui ne pense qu’à ses intérêts.
Cette démarche engendre des querelles qui ne peuvent être résolues (Jacques 4:1-2). Dans la pensée narcissique, il ne peut y avoir de dialogue, seulement une victoire personnelle. Dans notre société narcissique, amplifiée dans le cyberespace, les droits deviennent des idoles - des systèmes de maîtrise de l'un sur l'autre.
Une revendication de droits peut chercher à équilibrer les droits et les responsabilités, mais elle peut aussi être une tentative voilée d'affirmer une conception narcissique de l'épanouissement humain. Ces questions relèvent de l'ontologie et de l'anthropologie, et il est légitime de les aborder. Cependant, notre Charte des droits et libertés n'est pas conçue pour déterminer quelle vision devrait prévaloir.
Ce n'est pas parce qu’une chose n'est pas illégale qu'elle devient un droit.
Nos tribunaux font appel aux valeurs de la Charte pour servir de cadre moral pour interpréter la Charte, mais la Charte n'identifie pas ces valeurs, ce qui conduit à des interprétations divergentes. C'est la raison pour laquelle de nombreuses décisions de tribunaux inférieurs concernant la Charte font l'objet d'un appel et que les décisions de la Cour suprême ne sont pas toutes unanimes.
Certaines revendications de droits sont en fait des tentatives de façonner les valeurs de la Charte. C'est le cas lorsque l'on prétend que l'absence d’une loi (ou l'exemption d’une loi) génère un droit. Ce n'est pas parce qu’une chose n'est pas illégale qu'elle devient un droit.
Par exemple, l'avortement était une infraction pénale au Canada parce qu'il était admis que l'État avait intérêt à protéger les enfants à naître. Une dérogation était prévue si la vie et la santé de la mère étaient en danger.
Toutefois, les tribunaux ont estimé que certaines des conditions de l'exemption étaient déraisonnables et appliquées de manière incohérente, et ont donc annulé la loi. La Cour n'a pas dit que le Parlement devait abandonner son intérêt légitime et sa responsabilité à l'égard de l'enfant à naître. On s'attendait à ce que le Parlement redéfinisse l'exemption. Mais il y a quelques décennies, il a abandonné l'enfant à naître.
Dans le vide législatif qui s'est installé depuis lors, certains affirment un droit à l'avortement. Ils tentent ainsi de normaliser l'idée que ni l'État ni la société n'ont intérêt à protéger les enfants à naître. Il ne s'agit pas d'équilibrer les droits et les responsabilités, mais de réfuter toute responsabilité.
Presque tous les pays limitent l'avortement. Mais au Canada, toute discussion de ce type est rejetée parce qu'elle remet en cause la revendication narcissique d'une souveraineté et d'une autonomie individuelles incontestées.
La Cour suprême n'a pas déclaré que le suicide assisté était un droit. Le suicide assisté reste une infraction pénale. La Cour a statué que, dans des circonstances limitées, les personnes à qui une autre personne demande de l'aide pour se suicider ne devraient pas être soumises à des sanctions pénales. La Cour n'a pas dit que le suicide assisté devait devenir un traitement médical normalisé.
Pourtant, ici encore, la revendication « mon corps, mon choix » s'oppose à toute notion de normes ou d'intérêts sociétaux susceptibles de limiter les choix individuels et de remettre en cause la souveraineté personnelle dans l'intérêt d'autrui.
Il en va de même dans les débats sur la réglementation de la prostitution : s'agit-il d'une exploitation inhérente et d'une menace pour la société et les individus ? Ou bien l'autonomie individuelle l'emporte-t-elle sur ces préoccupations ?
La poursuite narcissique de l'autonomie individuelle rejette toute responsabilité dans l'engagement mutuel envers les autres, qu'ils soient nés ou à naître. Sous certaines revendications de droits se cache une tentative d'enraciner une notion d'épanouissement humain centrée sur mon autonomie humaine.
Notre tâche consiste à promouvoir des normes sociétales qui favorisent le caractère sacré et la dignité de toute vie humaine. Ces normes sont la base des droits associés à des responsabilités. Notre plaidoyer doit toujours continuer à démontrer notre amour pour les autres - créés à l'image de Dieu, dignes de protection et d'attention, et méritant des opportunités d'épanouissement.
Bruce J. Clemenger est ambassadeur principal et président émérite de l'Alliance évangélique du Canada, et auteur de The New Orthodoxy : Canada's Emerging Civil Religion (Castle Quay, 2022). Illustration: Sentavio